Depuis plus d'un siècle, la Sagrave exploite les fonds lacustres pour en extraire du tout-venant. Embarquement à bord de l'un des chalands de l'entreprise .
Port d'Ouchy, 8 heures du matin. Le long des quais, des grues s'animent et des camions défilent. Ils déchargent d'énormes conteneurs remplis de sable. Un ballet quotidien au siège de la Sagrave: depuis plus de cent ans, cette entreprise vaudoise drague les fonds du Léman pour en extraire du tout-venant. Une matière première essentielle à la fabrication du béton. " C'est bien qu'il fasse beau! Vous n'aurez pas le mal de mer! " Depuis le ponton, une main se tend. C'est celle de François Vesin, la petite cinquantaine, barbe noire et lunettes. Il est le capitaine du "Savoie", un imposant chaland à coque rouge de cinquante-deux mètres de long et huit mètres de large.
" Venez, il faut y aller ", lance le capitaine en grimpant à l'échelle qui mène à la cabine de pilotage. Quotidiennement, aux commandes de ce géant du Léman, il approvisionne les stocks de sable et gravier de la Sagrave en reliant les quatre stations de dragage du lac. Les deux moteurs de 250 chevaux vrombissent. A la proue, le batelier Didier Sache, vigoureux gaillard au crâne rasé, largue les amarres. " On en a pour 1h30 de trajet ", prévient François Vesin, les yeux rivés sur la sortie du port. Destination: la station de Gland. Un monstre d'acier arrimé à 100 mètres du rivage.
Ce gisement, la Sagrave l'exploite depuis 2006, grâce à une concession délivrée par le Canton. Pourtant, peu de Glandois connaissent son existence. Une épaisse forêt la rend invisible depuis les rives. Seul Michael Schumacher peut l'apercevoir, du bout des jardins de sa luxueuse propriété.
"La vague au cul"
Le "Savoie" vogue maintenant sur le Grand lac, la partie la plus large du Léman (13,8 kilomètres). Au compteur, 18 km/h, sa vitesse de pointe. Pas de quoi fendre la vague. Mais de quoi faire des économies. " Un chaland consomme 66 litres de fuel par heure. Avec un camion, ça serait le double ", explique François Vesin. Mais piloter un chaland, ce n'est pas lassant à la longue? " Au contraire, il faut toujours être sur le qui-vive ", répond le pilote, en scrutant l'horizon. Difficile à croire mais, malgré sa carrure pachydermique, le "Savoie" peut chavirer facilement. "Tous l es pilotes se sont déjà fait des frayeurs ", confie le commandant.
Pour éviter le naufrage, un seul conseil: anticiper. François Vesin sort ses jumelles. Il scrute au loin la fumée qui sort des cheminées des maisons. " Pour connaître la direction et la force du vent ", explique-t-il. Autre technique pour ménager le bateau: naviguer face aux vagues. Ou dos aux vagues. " On appelle ça "avoir la vague au cul. "
Dans l'antre de l'ogre
Trente kilomètres plus loin, le "Savoie" s'aligne au pont de la drague de Gland, un édifice de 50 mètres de long pour 15 mètres de haut. " Venez! Je vais vous faire visiter! " Sur la plateforme, un employé attend l'équipage, bras croisés. C'est le costaud Fabien Pachoud, casque jaune sur la tête et boules Quies dans les oreilles. Son job? Gérer le débit de la drague en fonction des commandes. Aujourd'hui, l'installation turbine à plein régime. Des tapis roulants acheminent quantité de sable et de gravier de haut en bas de la station. " Vous imaginez? Tout ce matériau vient des glaciers. Il se trouve au fond du lac depuis des millénaires. En quelques heures, il sera sur les chantiers! ", s'étonne toujours le responsable de la station.
Au centre de la plateforme, une énorme pelle mécanique, accrochée à 15 mètres du sol. Elle plonge soudain dans les eaux verdâtres. " C'est elle qui va chercher la marchandise à 25 mètres de profondeur ", indique le responsable. Aussitôt remonté par la mâchoire d'acier, le matériau brut est affiné. Première étape: en extraire le sable, grâce à un système complexe de tamis. Puis c'est au tour du gravier. Acheminé par les fameux tapis roulants aux quatre coins de la station, ce dernier est trié grâce à différentes "passoires". L'objectif étant d'obtenir des gravillons de trois tailles. " Trois granulométries: 4/8, 8 /16 et 16 /32 millimètres ", précise Fabien Pachoud. Quatre petites dunes poussent sur le pont du "Savoie", alimentées par des tapis coulissants qui sortent des entrailles de l'installation. Dans une heure, le ventre du navire sera plein à craquer.
A table!
Le ventre de l'équipage, lui, est vide. " Vous aimez la Bolognaise? " Une casserole dans chaque main, François Vesin fait irruption dans la cabine de pilotage. Un rituel quotidien. Le capitaine et son batelier prennent toujours leur repas dans la timonerie. " En première classe! " La station est déjà loin. Six cents tonnes de sable et de gravier remplissent à présent l'avant du bâtiment.
Tout en mangeant, François Vesin partage son vécu. " Je viens de Haute-Savoie. A la base, j'étais boucher. " Mais un beau jour, il décide de ranger ses couteaux et d'entrer à la Sagrave, pour devenir marin d'eau douce. C'était il y a 23 ans. " Ce que j'aime dans ce métier? Ce n'est jamais le même décor ." Au bout du lac, près du Bouveret, apparaît un flanc de montagne éventré. " La carrière de Meillerie ", indique François Vesin. L'exploitation appartient à Sagradranse, une filiale de la Sagrave Holding. Elle est aussi un pan de l'histoire familiale du capitaine. " Mon grand-père travaillait là-bas. Sur de grandes barques à voile utilisées pour transporter le sable. " Pas de doute: François Vesin était un peu prédestiné pour ce métier .